« Je vais vous parler maintenant du rêve étrange que je fis et des choses plus singulières encore que je vis à mon réveil... »
La plume noire...
Je, enfin, sous une autre apparence que moi-même, conduisais une Mercedes noire sur un étang. Le brouillard était très dense, je ne tenais pas le volant, je me contentais d'appuyer à fond sur l'accélérateur.
Tout à coup, la porte conducteur s'ouvrit et une main que je ne vis pas me tira hors de mon véhicule. Je posai les pieds par terre mais je ne rencontrai pas de sol. Je tombai lentement avec l'impression d'être dans un ascenseur. Puis le brouillard se déchira, je me retrouvai dans une cuisine où une femme avenante me demanda si je désirais un jus de citron. J'avais honte de m'être introduit chez elle bien qu'involontairement et parce que mes chaussures étaient couvertes de grosses plaques de brouillard. Je vis une porte entrebâillée qui donnait sur une chambre. J'aperçus un miroir. Je dis :
Permettez-moi un instant, avant le jus de citron...
Elle hocha la tête. Je rentrai dans la chambre et me regardai dans la glace. Je vis alors que tous mes vêtements s'étaient transformés en brume épaisse. Je pinçai l'étoffe de mon pantalon, il se détachait de mon corps comme des boules de coton hydrophile. J'arrêtai aussitôt de peur de me retrouver nu devant la femme. Je retournai dans la cuisine. La femme n'était plus là. A sa place je vis une vielle dame qui cherchait ses lunettes. Quand elle les eût trouvées, elle les posa sur son nez et m'observa :
- Quelle drôlerie vous êtes ! Me dit-elle.
Puis elle commença à rire de ce genre de rire qui provoque des fuites urinaires ou des crampes dans le ventre. Je me sentais ridicule. Pour essayer de stabiliser la situation, je lui demandai :
- Auriez-vous un jus de citron s'il vous plaît ?
Elle me désigna du doigt :
- Ah, ah ! Un épouvantail qui demande un jus de citron, quel drôle d'oiseau vous faites !
Dès qu'elle prononça le mot oiseau, je ressentis une démangeaison. Je regardai mes bras. Je vis qu'ils se couvraient de plumes noires. Une grande panique m'envahit et cette panique me réveilla. Enfin, c'est ce que je croyais. Dans mon pseudo réveil, je pris mon carnet de notes sur la table de chevet.
Je voulus écrire ce rêve mais il n'y eût aucun jaillissement. Les mots restaient collés dans la mine de mon stylo que je secouai sans effet. J'arrachai une des plumes noires qui avaient poussé sur mes bras et j'en trempai la pointe dans un bol de café. Je reçus aussitôt une décharge électrique et je fus aveuglé. La foudre venait de tomber sur mon lit et de le couper en deux.Je regardai au pied de mon demi-lit et je vis une paire de rames. De l'eau était montée dans ma chambre, elle arrivait au niveau de la fenêtre. Mon demi-lit flottait. Je me saisis des rames et je ramai. Je sortis par la fenêtre assis sur ma demi-couche et je me retrouvais aussitôt sur l'étang. J'aperçus la Mercedes noire. Elle était attelée à un élan qui galopait sur l'eau. Je rêvais toujours de toute évidence. Je le savais de l'intérieur de mon sommeil, de l'intérieur même de mon rêve. Je pensai alors que j'aurais aimé être installé dans mon fauteuil avec une bonne bière. A ce moment le demi-lit chavira. Je tombai et je me mis à nager pour le rattraper car il filait comme un brochet. L'eau était gelée et les frissons gênaient mes mouvements. Je commençais à m'énerver d'avoir si peu de chance. Dans un rêve il peut nous arriver des choses formidables, pourquoi fallait-il que je baigne dans un étang glacé ?
J'étais prêt à lâcher mon demi-lit de salut et à me laisser couler quand j'entendis la cloche de l'élan.
Il arrêta la voiture juste à côté de moi. Je réussis à ouvrir la portière et à me hisser à l'intérieur. Je m'assis devant le volant. L'autre portière s'ouvrit et l'élan s'installa sur le siège passager. Il ouvrit la fenêtre car il n'arrivait pas à caser ses bois à l'intérieur. Il me demanda avec une voix grave :- Z'auriez pas une boîte d'allumettes ? Je suis un peu encombré voyez-vous, ça fait longtemps que je ne suis pas allé chez le crameur.
J'entendis alors une autre voix et je sentis qu'on me secouait.
- Eric, Eric ! Réveille-toi ! Il n'y a pas un instant à perdre !
J'ouvris les yeux. J'étais là où je devais être, dans la chambre de garde à l'hôpital où je travaille.
Mon collègue me pressait. On avait besoin de moi aux urgences. Je sortis dans le couloir. Quand je rentrai dans le bloc opératoire, la différence d'intensité de la lumière me fit mal aux yeux. Je m'approchai de la table d'opération. Un homme de type indien était allongé là, conscient.
La porte s'ouvrit et l'infirmière anesthésiste entra. Elle portait un sac qu'elle ouvrit pour en sortir un masque en cuir et un bandeau de plumes noires, les mêmes plumes noires que celle qui poussaient sur mes bras dans mon rêve. Je regardai le patient plus attentivement sans lui voir de problème apparent.
- Alors, qu'est-ce qui vous arrive ? Demandai-je paternellement.
Il ne répondit rien, peut-être ne m'entendait-il pas. Je pensai à un problème possible suite à un AVC. Mon assistante lui donna le bandeau de plumes. Il en ceignit son front, se leva souriant et me dit :
- Au revoir Professeur, c'était un voyage chamanique, vous avez très bien réagi !
Il s'enveloppa dans le champ opératoire et sortit.
Je regardai autour de moi. J'étais seul dans le bloc, aucune intervention n'étant programmée à cette heure.
Ma montre affichait quatre heures douze. Je n'avais plus envie de dormir, je préférai passer à l'office boire une tasse de café. Le café servi, j'ouvris le tiroir dans le quel nous rangions les petites cuillères. J'en pris une machinalement et, quand je voulus la plonger dans ma tasse, je vis que c'était une plume noire.